2.12.08

126 - Imprinted Brain Theory

Pas facile d'appliquer la génétique à la psychiatrie, et ce pour plusieurs raisons. D'abord on imagine facilement que, dans la mesure où un cerveau est plus complexe qu'un foie, les pathologies du cerveau (oui, ok : disons "de l'esprit") sont plus difficiles à identifier et à caractériser que leurs consœurs hépatiques. Mais il semble que la difficulté aille plus loin. Les gènes censés correspondre à des symptômes comportementaux ou psychiatriques semblent se comporter bizarrement : par exemple, certains gènes semblent s'exprimer seulement s'ils sont hérités du père, certains autres seulement s'ils viennent de la mère.

Bref, on rentre dans les eaux troubles de l'épigénétique, où l'on découvre que certains gênes peuvent être réduits au silence par les organismes qui les portent : un gène peut être imprinted, c'est à dire marqué chimiquement, pour l'empêcher de s'exprimer (de produire des protéines).

Biologists call this gene imprinting an epigenetic, or “on-genetic,” effect, meaning that it changes the behavior of the gene without altering its chemical composition. It is not a matter of turning a gene on or off, which cells do in the course of normal development. Instead it is a matter of muffling a gene, for instance, with a chemical marker that makes it hard for the cell to read the genetic code.(2)

C'est à ce mécanisme que fait référence l'imprinted brain theory de Bernard Crespi et Christopher Badcock, développée notamment dans le Nature d'aout 2008. (1) L'histoire est reprise dans le New York Times qui parle de l'idée la plus importante depuis Freud ! (2) Ca risque donc de ne pas être évident à résumer en 20 lignes... Tant pis : essayons !

L'idée est que les gènes du père et ceux de la mère ont une idée assez différente du bébé idéal qu'ils voudraient construire, et qu'ils tirent en quelque sorte le pauvre embryon dans deux directions opposées. Le père veut un enfant grand et fort avec un esprit rationnel et rapide. En gros un mélange entre Superman et M. Spock. La mère veut un être bien développé mais pas trop (sinon ça la met elle-même en péril), créatif, avec le sens des contacts et des interactions sociales. Bref, un mix entre Woody Allen et Barack Obama. Deux directions opposées, donc correspondant à deux projets et à deux modes de connaissance opposés :

Mentalistic Cognition Mechanistic Cognition
psychological interaction with self and others physical interaction with nature and objects
uses social, psychological, and political skills uses mechanical, spatial, and engineering skills
deficits in autism, augmented in women accentuated in autism, augmented in men
voluntaristic, subjective, particularistic deterministic, objective, universal
abstract, general, ambivalent concrete, specific, single-minded
verbal, metaphoric, conformist visual, literal, eccentric
top-down, holistic, centrally-coherent bottom-up, reductionistic, field-independent
epitomized in literature, politics, and religion epitomized in science, engineering, and technology (3)

Vous avez reconnu maman à gauche et papa à droite ? Bravo ! Mais attention : il y a quand même des femmes qui savent programmer le magnétoscope, et il parait que certains hommes ont développé des compétences sociales ! Mais là où ça devient intéressant dans une perspective psychiatrique, c'est qu'on se rend compte que les deux grands groupes de désordres mentaux occupent précisément les deux extrêmes du spectre : l'autisme, à droite, peut être vu comme une exagération de la cognition mécaniste : difficultés à communiquer, à « se mettre à la place » d'autrui, mais capacités de calcul parfois stupéfiantes. A gauche, les différentes formes de schizophrénie correspondent à un profil inverse : difficultés avec la réalité objective, et hypersensibilité à autrui avec une tendance à sur-interpréter les signaux sociaux (délire de persécution ou délire érotique).

Des gènes paternels surexprimés tireraient donc l'enfant vers le mécano et plus tard la physique nucléaire ou le modélisme ferroviaire... Ou encore l'autisme, si le déséquilibre est trop important. Des gènes maternels surexprimés seraient responsables de l'achat massif de poupées Barbie, et du choix d'une carrière d'assistante sociale, de schizophrène ou... de politicien. Une des conséquences amusantes de la théorie est en effet d'imaginer que, s'il existe des savants autistes, nuls en social mais surdoués en calcul, il existe aussi des savants psychiques, surdoués du social, mais... pas très rationnels.

La mauvaise nouvelle est que les savants psychiques, loin d'être mis à l'écart de la société comme le sont les autistes, connaissent au contraire un franc succès et peuvent se retrouver dans des positions de pouvoir ou l'irrationnel peut quand même faire de gros dégâts...

Psychotic savants, by contrast, can be expected to be deeply embedded in successful social networks, and found at the centre of excellence in such things as religious and ideological evangelism; literary and theatrical culture; litigation and the law; hypnosis, faith-healing, and psychotherapy; fashion and advertising; politics, public-relations and the media; commerce, confidence-trickery, and fraud of all kinds.

Donc ne dites plus « tous pourris », c'est franchement poujadiste, dites plutôt : « tous schizos », vous serez à la pointe de la neuropsychiatrie !

(1) Nature : Battle of the sexes may set the brain, Christopher Badcock & Bernard Crespi
(2) New York Times : In a Novel Theory of Mental Disorders, Parents’ Genes Are in Competition
(3) Edge : The Imprinted Brain Theory

20.11.08

125 - Hominescence

L'espèce humaine, pour Michel Serres, est en train de vivre un basculement majeur de son rapport au monde : par les manipulations génétiques, elle vit un temps nouveau, libéré du temps long de la sélection naturelle ; par le virtuel elle occupe un espace - ou plutôt une superposition d'espaces - neufs.

Les deux morts « classiques », celle des individus et celle des civilisations se retrouvent encadrées par deux morts nouvelles : l'une virtuellement globale, liée à la puissance des armes de destruction massive, aux pollutions en tous genres et à l'éradication des espèces, l'autre, intime et microscopique, aussi ancienne que la vie elle-même, mais dont la découverte est neuve : l'apoptose.

Autre temps, autre espace, autres morts. Nous ne vivons plus les mêmes morts que celles que nous subissons depuis notre origine, affirme Michel Serres. Existe-t-il évènement plus décisif que celui-là, dans le processus qui fit de nous les hommes que nous sommes ?

Ce processus, qui fit de nos ancêtres une espèce particulière de primates, c'est l'hominisation. Et les transformations que vit actuellement l'espèce humaine sont si importantes qu'elles représentent, pour Michel Serres, une nouvelle étape d'hominisation, étape pour laquelle il propose un mot nouveau : hominescence.
De même qu'en la luminescence ou l'incandescence, croît ou décroît, par éclats et occultations, une lumière dont l'intensité se cache et se montre en frémissant de commencer (...) ; de même que l'adolescence ou la sénescence s'avancent vers l'âge mûr ou la vieillesse franche en régressant toutes deux vers les involutions d'une enfance ou d'une vie qu'elles regrettent mais quitteront vite ; (...) de même un processus d'hominescence vient d'avoir lieu de notre propre fait, mais ne sait pas encore quel homme il va produire, magnifier ou assassiner.
Mais l'avons-nous jamais su ? (1)
L'homme nouveau, auto-engendré, qui naît de ces transformations, Michel Serres lui donne différents petits noms : Homo terminator, en ce qu'il a acquis le pouvoir d'éradiquer des espèces entières (y compris, peut-être, la sienne), ou bien Homo universalis, lorsqu'il s'extrait de la pression évolutive par les moyens de la technique et de la médecine et assume une responsabilité nouvelle envers tout le vivant.

Ce qui est formidablement rafraîchissant dans les textes de Michel Serres, en plus de son talent d'écrivain et de conteur, c'est l'amour et l'espoir que, à rebours de tous les Paul Virillio du monde, il attache au devenir de l'aventure humaine !
Les lamentations prophétiques selon lesquelles nous allons perdre notre âme dans les laboratoires de biochimie ou devant les ordinateurs s'accordent sur cette haute note : Que nous fûmes heureux dans notre petite cabane ! (...) Quel bonheur : nous ne pouvions guérir les maladies infectieuses, et, les années de grand vent, la famine tuait nos enfants ; nous ne parlions point aux étrangers de l'autre côté du ruiseau et n'apprenions pas de sciences difficiles. (...)
Jamais la croissance de nos moyens ne s'accompagna d'un tel concert de regrets de la part de ceux qui ne travaillèrent jamais sur ces moyens. L'extrême difficulté à se délivrer de ce petit œuf de finitude - que je sache, il nous en reste assez - explique et excuse le contresens.
Homo universalis commence de vivre au grand air de cette relative infinitude. (1)
(1) Michel Serres - Hominescence
Voir aussi : 090 - Exo-darwinisme

21.10.08

124 - Effet Bradley

L'effet Bradley porte le nom d'un maire de Los Angeles qui a perdu les élections pour le poste de gouverneur de Californie en 1982, alors que les sondages "sortie des urnes" le donnaient largement gagnant. On peut aussi parler d'effet Dinkins ou d'effet Wilder, d'après les noms d'autres candidats à qui est arrivée la même mésaventure... Le point commun entre Dinkins, Wilder et Bradley ? La couleur : ils sont noirs !

L'effet Bradley est donc un biais qui affecte les sondages et qui tend à surestimer systématiquement les chances d'un candidat noir aux élections, à cause de la difficulté des électeurs blanc à avouer que la race influe sur leur vote. Bon, vous devinez pourquoi la presse américaine est pleine d'articles sur l'effet Bradley... Va-t-il falloir bientôt le rebaptiser effet Obama ? Barack Obama va-t-il entrer dans l'histoire comme président des Etats-Unis ou comme effet ? That's the question.

Bon, mais rassurez-vous, rien n'est simple ! Depuis 1982, l'amplitude de l'effet Obama, pardon : Bradley, semble avoir diminué. Cela dépendrait en fait beaucoup du « climat » local : dans les Etats où règne un certain politiquement correct (en gros : nord-est et Californie) l'effet Bradley, semble persister, alors que dans certains coins (en gros : sud-est) on aurait même un effet Bradley inversé, certains électeurs blancs n'osant pas avouer aux sondeurs qu'ils sont prêts à voter pour un noir (ce qui donne une idée de l'ambiance !)...

Et puis l'effet Bradley touche aussi les noirs ! Mais à l'envers. Certains, craignant d'apparaître comme votant pour des raisons raciales, vont hésiter à afficher leur soutien à un candidat noir... Surtout si le sondeur est blanc ! Ah oui, parce qu'on n'en n'a pas encore parlé du sondeur. Et on sait bien que la race du sondeur influence aussi la réponse qui va être donnée par le sondé.

Et puis la délicate balance entre effet Bradley classique et effet Bradley inversé se complique du fait qu'Obama a fait beaucup d'efforts pour ne pas apparaître aussi noir que ça... Ce que certains électeurs noirs lui reprochent, d'ailleurs. Et puis n'oublions pas que la différence d'âge pourrait provoquer un effet (encore anonyme, celui-ci) du même ordre : certains électeurs âgés n'osant pas avouer qu'ils n'ont pas confiance dans un jeunot. Et réciproquement. A moins que ce soit l'inverse.

Ah, et puis j'oubliais : la situation économique étant ce qu'elle est, il se pourrait même que certains électeurs aient l'idée saugrenue de voter pour de bonnes raisons, du genre qui a à voir avec le programme des candidats ! Ca, pour le coup, ce serait une nouveauté qui mériterait bien un nom... Effet Greenspan ?


New-York Times : Do Polls Lie About Race ?
BBC news : Will closet racism derail Obama ?
Wikipedia : Bradley effect

10.10.08

123 - Skywriting

Skywriting, écrire dans le ciel... Jolie métaphore pour cet exercice d'écriture auquel je suis en train de me livrer, là, tout de suite. Un exercice à la fois privé (dans son mode de production) et massivement public, au moins virtuellement, dans sa diffusion... Eh oui, le nombre de lecteurs (potentiels, certes) avoisine maintenant le milliard et demi !

Je sais pas vous, mais moi ces histoires de cloud computing, je n'ai jamais trouvé ça très engageant. D'un point de vue météorologique, j'entends : cloud computing me donne plutôt envie de rester au coin du feu.

Skywriting
, c'est autrement plus exaltant... D'autant qu'il suffit d'y googler un oeil pour découvrir que le sens véritable du skywriting, j'entends le sens googlesque, évoque une pratique dont le nuage est, précisément, l'ennemi absolu.

Bon, je ne retrouve plus où j'ai croisé initialement l'expression, mais c'était sans doute sur le web vu que ça pointait vers le texte contenant la première occurrence repérée du skywriting en question... Un texte de Stevan Harnad, un cogniticien de Princeton, qui raconte comment son penchant épistolaire, considéré par ses pairs comme un total anachronisme, avait trouvé une incarnation nouvelle au travers du mail puis du dit skywriting.
And then I discovered sky-writing -- a new medium that has since made my e-mailing seem as remote and obsolete as illuminated manuscripts. (...) The transformation was complete. The radically new medium seemed to me a worthy successor in that series of revolutions in the advancement of ideas that began with the advent of speech, then writing, then print; and now, skywriting. (1)
Bon, l'histoire se finit mal puisque son enthousiasme se trouve brutalement refroidi ensuite par une avalanche de messages haineux déclenché par un troll de passage... Mais le plus intéressant dans l'histoire, c'est la date : ce texte, que Stevan Harnad avait envoyé au New York Times qui l'a refusé, date de 1987. 1987 !! Et il ne s'agissait pas de blogs, de forums, et encore moins de réseaux sociaux, mais de ce bon vieil Usenet dont seuls des quarantenaires endurcis peuvent encore se souvenir...

Tiens au fait je me pose une question : combien de temps l'expression nouvelles technologies va-t-elle encore survivre pour désigner des choses qui approchent le demi-siècle ?

(1) Stevan Harnad - Sky-Writing
voir aussi : 067 - Web 2.0

28.9.08

122 - Syndrome de la chambre d'hôte

Il y a 30 ans, les urbains qui décidaient de changer de vie partaient
fonder une communauté dans le Larzac. Aujourd'hui, lorsque leurs
descendants changent de vie, ils ouvrent une chambre d'hôte. D'après le magazine Sciences Humaines, qui y consacre un article dans son numero de mai 2008, la chambre d'hôte est devenue le fantasme de changement de vie n°1 des Français.

En vingt ans, leur nombre est passé de 4 500 à plus de 30 000, selon la direction du Tourisme du ministère de l’Emploi (...) et chaque année, 2 500 Français créent un
gîte rural, une aventure pourtant risquée.
(1)

Il y aurait, donc, un syndrome de la chambre d'hôte.

Pourquoi cet engouement ? D'abord, parce que les Européens se désinvestissent des modèles classiques de la réussite à travers la famille et le travail ainsi que des grands idéaux collectifs comme la religion et la révolution, pour se tourner vers d'autres formes d'épanouissement personnel... Du coup, tout plaquer pour faire autre chose devient une tentation plus forte.

Signe des temps, on trouve en kiosque depuis mars 2008, un trimestriel intitulé Changer tout qui, loin de la gazette marxiste-léniniste qu'on pourrait imaginer, s'adresse plutôt au cadre supérieur qui rêve de se mettre au vert qu'au soudeur de chez Renault qui rêve du Grand Soir. Attention ! Ce qui est en jeu ici n'est pas un simple changement d'activité professionnelle, mais un choix bien plus essentiel, une véritable conversion identitaire.  (2)

Et puis, autre facteur favorable au changement de vie : son allongement ! C'est certain qu'en mourant vers la soixantaine comme on faisait avant (et comme continuent de le faire, hélas, les 3/4 de l'humanité), on se pose moins de questions relatives à l'épanouissement personnel...

Changer de vie, donc, et changer pour moins de stress et plus d'épanouissement. Les Anglo-Saxons ont donné un nom à ce choix d'une vie plus simple et moins stressante : ils appellent ça downshifting.

Oui, mais vous allez me dire : pourquoi la chambre d'hôte ? On peut imaginer bien d'autres façons de changer de vie : partir vivre à Samarcande ou à Lons-le-Saulnier, changer de coiffure, se faire moine bouddhiste, maître-nageur ou maître SM... Devenir accro aux drogues dures ou aux légumes biologiques... Oui, pourquoi la chambre d'hôte ?

Il semble que la chambre d'hôte occupe une place unique au centre des 5 motivations préférées de nos contemporains candidats à la reconversion :

- se mettre au vert,
- se mettre à son compte,
- se consacrer aux autres,
- vivre sa passion, et
- partir loin. (1)


Quelle activité, sinon l’hébergement touristique, s'interroge fort justement Héloïse Lhérété dans le magazine Sciences Humaines, permet de conjuguer toutes ces motivations ?

(1) Sciences humaines.com : Changer de vie, le syndrome de la chambre d'hôte
(2) Claude Dubar, La Crise des identités, Puf, 2000.

6.2.08

121 - Interlude darwinien

Pour faire un interlude, il faut un espace borné avec un avant et un après. Interlude darwinien, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Précisons tout de suite que Freeman Dyson, qui développe ce thème dans un article pour le New Scientist, n'a rien d'un créationniste, et possède un CV qui empêche de le considérer complètement comme un doux dingue... Alors ?

L'avant que décrit Freeman Dyson est inspiré d'un article de Carl Woese : c'est une espèce d'âge d'or où les premiers micro-organismes auraient échangé librement leurs gènes sans qu'il existe de barrière entre les espèces (et par conséquent, sans qu'il existe non plus d'espèces distinctes). La vie ressemble alors à une communauté de cellules partageant un pool génétique commun. L'évolution est une communautaire.

Et puis voilà qu'un jour l'un de ces micro-organismes primitifs fait un progrès évolutif qu'il refuse de partager et parvient à garder pour lui. Ce micro-organisme c'est LUCA, l'ancêtre commun de toutes les créatures vivantes d'aujourd'hui. Mais pour Freeman Dyson, LUCA n'est pas le vénérable ancêtre de la vision darwinienne classique... C'est un égoïste qui anticipe Bill Gates de 3 milliards d'années en inventant la propriété intellectuelle. C'est à partir de cette invention que commence l'interlude darwinien, un modèle d'évolution où les gènes évoluent séparément au sein de chaque espèce, avec pas ou peu de transfert "horizontal". Bref, la bonne vieille évolution qu'on a apprise dans les livres de biologie. L'interlude en question va tout de même durer 2 ou 3 milliards d'années...

Voilà donc pour la première borne... Mais quid de la seconde ? Eh ben la seconde, c'est maintenant : le temps de la compétion darwinienne entre espèces s'est achevé par la victoire par KO d'homo sapiens, lorsque celui-ci a commencé à dominer et à réorganiser la biosphère selon ses propres besoins... La culture, invention humaine par excellence, a changé la règle du jeu.
Cultural evolution has replaced biological evolution as the main driving force of change. Cultural evolution is not Darwinian. Cultures spread by horizontal transfer of ideas more than by genetic inheritance. (1)
Chez n'importe quel penseur de ce côté-ci de l'Atlantique, cette constatation se ferait sur le mode tragique : dérèglement du rapport à la Nature, tentation démiurgique, aliénation du vivant et j'en passe... Mais Freeman Dyson est américain, et il envisage ce basculement radical sur le mode positif : la domination de l'homme sur le vivant n'est pas la source d'une nouvelle aliénation, mais bien un retour aux sources : celles du monde prédarwinien où le transfert horizontal de gènes était la règle...

And now, as Homo sapiens domesticates the new biotechnology, we are reviving the ancient pre-Darwinian practice of horizontal gene transfer, moving genes easily from microbes to plants and animals, blurring the boundaries between species. We are moving rapidly into the post-Darwinian era, when species other than our own will no longer exist, and the rules of Open Source sharing will be extended from the exchange of software to the exchange of genes. Then the evolution of life will once again be communal, as it was in the good old days before separate species and intellectual property were invented. (1)

En gros, ce que nous annonce Freeman Dyson, ça n'est ni plus ni moins que la disparition de la Nature... Incident que, personnellement, j'ai un peu de mal à envisager ausssi sereinement, mais après tout pourquoi pas ? Ne soyons pas bêtement réactionnaire. La question que, tout de même, on ne peut s'empêcher de poser, c'est : qu'est-ce qu'on met à la place ? N'oublions pas d'y réfléchir un peu avant de remplacer cette bonne vieille sélection naturelle par chouette bande de généticiens barbus adeptes de Linux !

Voir aussi : 097 - biologie synthétique - 112 - Coévolution gène-culture

(1) The New York Review of Books : Our Biotech Future

10.1.08

120 - Décivilisation

Décivilisation. C'est le mot qui est tombé du poste de radio ce matin, vers 8h30 quelques instants après que j'eus pressé le petit bouton noir. Ca donnait ça :
Le concept de civilisation est apparu avec les lumières. Il traduit une certaine confiance dans le temps. C'est un concept dynamique, un même mouvement d'adoucissement des mœurs, d'éducation des esprits, de culture des arts et des sciences, d'essor du commerce et de l'industrie... Or il me semble qu'aujourd'hui cet ordre du temps se disloque. Nous ne vivons pas une crise de civilisation, nous sommes engagés dans un processus de décivilisation. (1)
C'était Alain Finkielkraut, bien sûr. Répondant - à côté - à une question de Nicolas Demorange sur la politique de civilisation sarkozo-morinesque... Invité à définir cette mystérieuse décivilisation, Finkielkraut se contentait bizarrement (lui qui défend si férocement le sens et la valeur des mots) d'en relever 3 symptômes piochés dans l'actualité :
  • les incivilités à Villiers-le-Bel
  • l'esclandre de Bartabas à la DRAC
  • les plaisanteries des invités de Thierry Ardisson sur la mort du cardinal Lustiger
Légèrement déconcerté par cette « définition » assez feignante, j'ai reconcentré mon attention défaillante sur mes tartines, tandis que Finkielkraut s'emballait sur la société post-culturelle, le surgissement compulsif des passions basses, et autres sympathiques réjouissances... Mon intérêt s'est réveillé en entendant citer une tribune de Jean François Kahn qui m'avait laissé, moi aussi, comme deux ronds de flan : il y était question de sauver la presse quotidienne et recourant vaillamment à la réduction du vocabulaire, au lissage de la syntaxe, et à l'abandon de toute référence culturelle ou historique :
Il y a un type de phrase qui est mort. Je le regrette, parce que je suis d’une génération qui aime ces phrases cicéroniennes, c’est-à-dire une phrase construite, longue, avec des incidentes. Il faut des phrases plus courtes. Mais surtout intégrer que tout accident grammatical rend la phrase moins accessible. S’il y a huit ou neuf mots après le sujet, eh bien il faut répéter le sujet. Les gens ne connaissent plus beaucoup des mots que nous employons. (2)
Au moment où Finkielkraut concluait sur la gauche qui n'est pas à même de diagnostiquer la décivilisation, c'est à dire le désastre, parce qu'elle a épousé le désastre, je n'étais plus trop sur de comprendre ce dont à quoi il s'agissait, sinon que ça avait à voir avec les écrans, la zapette, le recul de la lecture, les mobylettes et la défaite de la pensée... J'ai donc fait ce que tout le monde (sauf Alain) aurait fait à ma place : j'ai cherché dans Google. Et là, j'ai découvert deux choses :
  1. Si j'ai plutôt de la sympathie pour le cas Finkielkraut, je n'en ai pas du tout (mais alors pas du tout) pour les divers spécimens qui se réclament de lui.
  2. La décivilisation est le titre d'un livre de 1974 par l'ethnologue Robert Jaulin. Et là, on se rend compte très vite que la décivilisation à l'ancienne, celle de Robert n'a vraiment rien à voir avec celle d'Alain. Ce serait plutôt à peu près le contraire :
La civilisation occidentale ne supporte pas les autres civilisations - ce qui prouve bien qu’elle n’est pas une civilisation mais une décivilisation. (...) L’Occident ne supporte pas autrui, ce ne sont point les autres qui ne supportent pas l’Occident. Hélas, les autres supportent trop l’Occident, c’est là une qualité, un souci de comptabilité au terme desquels ils ont été détruits. C’est parce que les autres civilisations vivaient en fonction d’un pluriel de l’homme, d’une comptabilité, du respect des différences que cette notion de pluriel exprime, qu’ils ne se sont pas suffisamment méfiés de l’Occident, et l’ont pris pour une civilisation, alors qu’il s’agit simplement d’un système de dé-civilisation, de destruction des civilisations. (3)
Tout ça ne m'aidait pas beaucoup. Où était vraiment la civilisation ? Côté rationnalité grecque, ou sagesse de l'Orient ? Homme universel ou pluriel de l'homme ? Quel camp choisir ? Pour faire plaisir à Alain, j'ai lâché Google et j'ai ouvert un livre, un vrai, en papier et tout... L'un de mes livres de chevet, pour tout dire. Presque aussitôt, je suis tombé sur ça :
La civilisation ne cesse de s'effondrer sous l'énergique poussée des hommes. Il leur en vient une grande ivresse, comme aux gens qui cassent la vaisselle. Ce sont des choses qui se font dans l'enthousiasme. C'est la fête, c'est la bamboula.
On brise tout parce qu'on veut faire neuf. On a donc l'illusion de pouvoir tout remplacer. Mais ce n'est pas vrai pour cent raisons. Ne fût-ce que pour celle-ci, qu'avec de la vitesse on fait tout, sauf de la lenteur. (...) On a perdu le génie du lent : pour prendre un exemple entre mille, la poubelle à pédale ne remplace pas le vélo. Je connais bien la question, ma belle-fille en a une. J'ai essayé, c'est très décevant.
(4)
Et c'est ainsi qu'Allah est grand, non ?
Voir aussi : 071 - Cité tautologique - 108 - Panique morale

(1) Alain Finkielkraut - France-Inter le 10/01/08
(2) Jean-François Khan - Le Monde - 6/01/07
(3) R. Jaulin - La décivilisation, cité par Homnisphères
(4) Alexandre Vialatte - Chroniques de la montagne - N°481 : Où nous allons