6.2.08

121 - Interlude darwinien

Pour faire un interlude, il faut un espace borné avec un avant et un après. Interlude darwinien, qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Précisons tout de suite que Freeman Dyson, qui développe ce thème dans un article pour le New Scientist, n'a rien d'un créationniste, et possède un CV qui empêche de le considérer complètement comme un doux dingue... Alors ?

L'avant que décrit Freeman Dyson est inspiré d'un article de Carl Woese : c'est une espèce d'âge d'or où les premiers micro-organismes auraient échangé librement leurs gènes sans qu'il existe de barrière entre les espèces (et par conséquent, sans qu'il existe non plus d'espèces distinctes). La vie ressemble alors à une communauté de cellules partageant un pool génétique commun. L'évolution est une communautaire.

Et puis voilà qu'un jour l'un de ces micro-organismes primitifs fait un progrès évolutif qu'il refuse de partager et parvient à garder pour lui. Ce micro-organisme c'est LUCA, l'ancêtre commun de toutes les créatures vivantes d'aujourd'hui. Mais pour Freeman Dyson, LUCA n'est pas le vénérable ancêtre de la vision darwinienne classique... C'est un égoïste qui anticipe Bill Gates de 3 milliards d'années en inventant la propriété intellectuelle. C'est à partir de cette invention que commence l'interlude darwinien, un modèle d'évolution où les gènes évoluent séparément au sein de chaque espèce, avec pas ou peu de transfert "horizontal". Bref, la bonne vieille évolution qu'on a apprise dans les livres de biologie. L'interlude en question va tout de même durer 2 ou 3 milliards d'années...

Voilà donc pour la première borne... Mais quid de la seconde ? Eh ben la seconde, c'est maintenant : le temps de la compétion darwinienne entre espèces s'est achevé par la victoire par KO d'homo sapiens, lorsque celui-ci a commencé à dominer et à réorganiser la biosphère selon ses propres besoins... La culture, invention humaine par excellence, a changé la règle du jeu.
Cultural evolution has replaced biological evolution as the main driving force of change. Cultural evolution is not Darwinian. Cultures spread by horizontal transfer of ideas more than by genetic inheritance. (1)
Chez n'importe quel penseur de ce côté-ci de l'Atlantique, cette constatation se ferait sur le mode tragique : dérèglement du rapport à la Nature, tentation démiurgique, aliénation du vivant et j'en passe... Mais Freeman Dyson est américain, et il envisage ce basculement radical sur le mode positif : la domination de l'homme sur le vivant n'est pas la source d'une nouvelle aliénation, mais bien un retour aux sources : celles du monde prédarwinien où le transfert horizontal de gènes était la règle...

And now, as Homo sapiens domesticates the new biotechnology, we are reviving the ancient pre-Darwinian practice of horizontal gene transfer, moving genes easily from microbes to plants and animals, blurring the boundaries between species. We are moving rapidly into the post-Darwinian era, when species other than our own will no longer exist, and the rules of Open Source sharing will be extended from the exchange of software to the exchange of genes. Then the evolution of life will once again be communal, as it was in the good old days before separate species and intellectual property were invented. (1)

En gros, ce que nous annonce Freeman Dyson, ça n'est ni plus ni moins que la disparition de la Nature... Incident que, personnellement, j'ai un peu de mal à envisager ausssi sereinement, mais après tout pourquoi pas ? Ne soyons pas bêtement réactionnaire. La question que, tout de même, on ne peut s'empêcher de poser, c'est : qu'est-ce qu'on met à la place ? N'oublions pas d'y réfléchir un peu avant de remplacer cette bonne vieille sélection naturelle par chouette bande de généticiens barbus adeptes de Linux !

Voir aussi : 097 - biologie synthétique - 112 - Coévolution gène-culture

(1) The New York Review of Books : Our Biotech Future