19.10.09

135 - Technostalgie

Le MP3 vous écorchait-il atrocement les oreilles dans les années 2000, quel que soit le taux d'échantillonnage ? Étiez-vous du genre à insister, dans les années 80, sur l'évidente supériorité du 33 tours par rapport au disque compact, dont le son froid et « numérique » ne remplacerait jamais la richesse d'un bon microsillon ?

Si vous êtes assez âgé, vous avez sans doute juré aussi dans les années 60 que rien, jamais, ne remplacerait l'ampli à lampe... Eh bien , rassurez-vous : le mal dont vous soufrez est aujourd'hui dûment identifié, répertorié, et même baptisé : vous êtes technostalgique !
Sweet, their fans call the sound that comes from the vacuum-tube stereo equipment of the 1960's: sweet, natural and warm....Now, two of the most famous names from the golden days of tubes, Marantz and McIntosh, have introduced exacting reproductions of equipment from 30 years ago...The reissues remind many aficionados of their own youth, the way 60's muscle cars remind their owners of happy adolescent days. Such enthusiasms combine technophilia with nostalgia, merging into a new compound — technostalgia. (1)
La technostalgie se définit comme une  nostalgie appliquée à des formes technologiques obsolètes, perçues comme plus simples ou de qualité supérieure. (2) Tout ça, évidemment, n'est pas neuf. La technostalgie remonte sans doute à la plus haute antiquité. Je suis persuadé qu'au néolithique il se trouvait quelques chasseurs atrabilaires pour regretter le bon vieux gourdin en bois durci, tellement plus élégant (et tout aussi efficace, quand on sait s'en servir) que la hache en pierre des satanés gamins...

Moi-même, j'ai beau faire le malin, je commence à sentir poindre un très net sentiment technostalgique dans certains domaines. Par exemple je me souviens d'un temps où un ordinateur qu'on ramenait de chez le marchand n'était pas bourré d'antivirus à l'essai, d'offres d'abonnements promotionnels et de racketiciels en tous genres... D'un temps où double-cliquer sur l'icône d'un programme ouvrait bêtement le programme en question, plutôt qu'une fenêtre me signalant le caractère éminemment risqué de cet acte, dont la société Microsoft ne saurait être - par ailleurs - tenue pour responsable...

Que mon écran de télévision me suggère de m'abonner à Yahoo, pourquoi pas ? Même si le mot «écran» commence sans doute à perdre de sa pertinence... Mais je ressens déjà une pointe de technostalgie par anticipation à l'idée de ce dont sera capable le prochain ! Aura-t-il les mêmes goûts que moi en matière de cinéma ?

Je suis enchanté d'utiliser, en ce moment même, le correcteur orthographique de M. Google. Je suis moins sur d'avoir envie d'entamer avec lui un débat sur l'orthographe... Ou de devoir le convaincre de l'intérêt de cet article avant qu'il daigne le publier !


(1) Phil Patton - The New York Times, 18/09/97
(1) Word Spy - technostalgia

Voir aussi : 111 - Racketiciel

5.10.09

134 - Economie panglossienne

Comment les économistes se sont-ils tellement trompés ? C'est la question que s'est posée pose Paul Krugman le mois dernier dans un long article pour le New York Times. (1) Paul Krugman est un économiste « libéral » au sens américain (càd plus ou moins un social-démocrate, voire un homme de gauche) qui a reçu le prix Nobel en 2008. Il raconte que la crise a été d'autant plus mal vécue par les économistes de profession que, dans leur ensemble, ils étaient plutôt très contents d'eux-mêmes ! Le problème central de la prévention des dépressions a été résolu, déclarait Robert Lucas, de l'Université de Chicago en 2003.

Comment se sont-ils tellement trompés ? Ils ont confondu beauté et vérité, répond Paul Krugman.

Deux visions classiques s'opposent en économie, notamment sur le rôle des marchés financiers. D'un côté John Maynard Keynes, qui écrit dans les années 30,  voit la bourse comme une sorte de casino où chacun essaie frénétiquement de faire la même chose que ce que vont faire les autres. Il pense que quand la gestion du capital de la Nation devient un sous-produit des activités d'un casino, il y a un problème. Le gouvernement doit réguler et parfois intervenir pour empêcher les dérives.

Milton Friedman défend dans les années 50 une opinion inverse. L'intervention de l'état est précisément le problème en ce qu'elle fausse le marché. Dans le sillage de sa pensée naît l'école monétariste dont le credo est la théorie du marché efficace (efficient market) : le marché, en gros a toujours raison, tant que les informations disponibles sont valides. Les monétaristes (aussi nommés freshwater economists) pensent que l'état doit surtout s'abstenir d'intervenir. Seule une autorité indépendante telle que la FED est utile (à la rigueur).

L'opposition n'est pas seulement politique, mais aussi scientifique. Et à partir des années 80, les monétaristes vont développer  tout un appareil théorique associé à des modèles mathématiques qui leur valent des prix Nobel à la chaîne, impressionnent leurs adversaires, et font gagner beaucoup d'argent aux banquiers. Le Capital Asset Pricing Model (CAPM pour les intimes) permet d'évaluer rationnellement le prix de tous les produits disponibles qu'ils soient réels ou virtuels. C'est grâce à ce modèle mathématique que les banquiers vont inventer des produits financiers toujours plus complexes, tout en maîtrisant parfaitement les risques... en théorie.

Peu à peu, les néo-Keynésiens deviennent une sorte de vestige pittoresque, et finissent  par se rapprocher plus ou moins du modèle défendu par les monétaristes, parce qu'il est si élégant, si efficace, et fait gagner tellement d'argent dans la vraie vie ! Comment un modèle aussi beau et aussi éminemment rentable pourrait-il être faux ? Comment les monétaristes pourraient-ils avoir tort ?
They produced a great deal of statistical evidence, which at first seemed strongly supportive. But this evidence was of an oddly limited form. Finance economists rarely asked the seemingly obvious (though not easily answered) question of whether asset prices made sense given real-world fundamentals like earnings. Instead, they asked only whether asset prices made sense given other asset prices. (1)
Krugman cite ensuite la parabole de Larry Summers sur  les ketchup economists : en prouvant scientifiquement que le prix du pot de ketchup de 500 g. est exactement le double de celui de 250 g, ils pensent avoir prouvé que le marché du ketchup est parfaitement efficace ! Il semblerait donc qu'il y ait un petit problème méthodologique.

Les monétaristes vont tellement loin dans la vénération du marché qu'ils en arrivent à considérer que le chômage n'est pas causé par une réduction de l'offre mais par une réduction de la demande ! En d'autres termes, le traitement social du chômage crée ou du moins fait augmenter le chômage en rendant plus attractive la condition de chômeur ! C'est là que le parallèle avec le docteur Pangloss imaginé par Voltaire devient frappant : le marché, dans son omniscience, aboutit au meilleur des mondes possibles, exactement comme Dieu a créé, malgré les trompeuses apparences, le meilleur des mondes possibles.
Il est démontré, dit Pangloss, que les choses ne peuvent être autrement: car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux. (2)
Autrement dit :
Les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. (2)
Voilà une maxime à graver d'urgence aux frontons des Pôle-Emplois de France et de Navarre. Car pareille philosophie est susceptible d'apporter, au chômeur nécessiteux, une consolation d'autant plus grande qu'elle est à la fois plus élégante et beaucoup moins coûteuse que l'ancien système !


(1) Paul Krugman - How did Economists get it so wrong ?
(2) Voltaire - Candide