9.11.10

150 - Super-empowerment

Dans un article du Monde intitulé Ces nouveaux Supermans qui déstabilisent les institutions, Yves Mamou établit un parallèle entre Jérôme Kerviel, Albert Gonzalez (un hacker condamné pour le vol et la revente de 170 millions de numéros de cartes de crédit) et Julien Assange.

23.8.10

149 - Distributed thinking

SETI@home, vous vous souvenez ? Mais si ! En 1999 ça a été premier programme scientifique à exploiter l'idée de distributed computing : autrement dit, l'idée d'utiliser des milliers d'ordinateurs personnels ordinaires connectés à Internet, à la place d'un seul supercomputer hors de prix. Grâce à un petit programme ad'hoc (qui faisait aussi extincteur d'écran) on pouvait laisser son ordi travailler pour la science pendant les pauses pipi (plus les nuits et les WE si affinités...)

Bon. Dans la foulée de SETI@Home l'université de Berkeley a produit une version « générique » du programme qui permettait à n'importe quel projet scientifique d'utiliser le même principe de distributed computing. Ils ont appelé ça BOINC, c'est à dire :  Berkeley Open Infrastructure for Network Computing.

12.4.10

148 - Rentrozologie urbaine

La rentrozologie doit beaucoup à Gilles Bugeaud qui, au moyen d'une conférence-spectacle adéquatement baptisée Petit traité de rentrozologie urbaine, a su populariser cette discipline – que dis-je ? Cet art. Cet authentique lifestyle – auprès du vaste public de la Péniche Opera (en attendant la tournée mondiale qui s'impose).

Sans trop déflorer le sujet, il convient de signaler que la rentrozologie, et plus particulièrement la rentrozologie urbaine, dont Gilles Bugeaud traite essentiellement, peut se définir dans un premier temps  comme l'art de rentrer chez soi en général. Domaine complexe et multiforme s'il en est, que Gilles Bugeaud parvient néanmoins à rendre vivant et clair auprès d'un public non spécialisé, grâce à l'usage d'un dispositif scénique astucieux ainsi que de schémas rentrozologiques particulièrement limpides.

5.4.10

147 - Taux d'élucidation

Comment mesurer l'efficacité de la police ? Rien de plus simple ! Il suffit de mesurer le taux d'élucidation des délits, c'est à dire le rapport entre le nombre de faits élucidés et le nombre total de plaintes déposées.

29.3.10

146 - Paradoxe de Moravec

Au lendemain de la guerre, dans la foulée de l'apparition de l'ordinateur, les premiers informaticiens ont pour but de construire une machine intelligente, capable de reproduire les capacités du cerveau humain. Il pensent que cet objectif est à leur portée, et imaginent résoudre à brève échéance des problèmes plus simples tels que la traduction automatique. 70 ans plus tard, on a quasiment renoncé à l'idée d'automatiser entièrement la traduction, et malgré le progrès exponentiel des capacités de traitement, la machine « intelligente » reste au rayon SF, pas très loin de la téléportation et du voyage dans le temps.

22.3.10

145 - Etat agentique

Qu'est-ce qui peut transformer un Français moyen, voire plutôt sympa, en un tortionnaire capable d'envoyer des décharges électriques de 450 volts à une victime innocente qui supplie qu'on la laisse partir ? C'est le passage du dit Français à un mode particulier que les psychologues ont baptisé état agentique.

15.3.10

144 - Libéralisme bureaucratique

Dans la famille oxymore je voudrais le libéralisme bureaucratique. C'est le titre d'un livre écrit par un professeur suisse d'administration publique en 2004 (1), mais c'est sous la plume d'Yves Michaud que je l'ai personnellement découvert, niché dans la quatrième partie d'une note à épisodes dédiée au livre de Francis Brochet : La grande rupture. (2)

8.3.10

143 - Théorème poétique

Théorèmes poétiques est le titre d'un livre de Basarab Nicolescu paru en 1994 aux éditions du Rocher (1). Théorème poétique ! Je  sais pas vous, mais moi je n'ai jamais pu résister à un bel oxymore. Surtout quand l'oxymore en question semble contenir la promesse d'un lien  mystérieux entre sciences et expression artistique...

Première déception : le livre est épuisé. Mais on pourra se rattraper en assistant (le 30 mars au Palais de la Découverte) à une conférence de Basarab Nicolescu intitulée Sciences, arts et imaginaire...  dont l'abstract explique ceci :
Un fait semble certain : c'est ce qu'on pourrait appeler la réalité de l'imaginaire. La conformité entre la pensée humaine et la structure des lois de la nature est un domaine ouvert, dont une exploration systématique permettrait d'éclaircir de nombreuses questions concernant la relation entre le réel et l'imaginaire et la finalité de la connaissance.
C'est à dire en gros : explorer la relation qui existe entre la pensée et le réel permettrait d'éclaircir la relation qui existe entre le réel et la pensée. Difficile de ne pas être d'accord ! Mais bon... Si, comme moi, vous manquez de patience et essayez d'en savoir plus, vous découvrirez facilement que Basarab Nicolescu est un physicien français d'origine roumaine, chercheur au CNRS et président-fondateur d'un Centre international de recherches et études transdisciplinaires (CIRET). Si, comme moi, vous êtes l'auteur de ce blog, vous redécouvrirez alors via Google que vous avez déjà consacré un (très succinct) petit billet à cette idée de transdisciplinarité !

Et puis, arrivé sur la page web du CIRET, vous trouverez enfin de quoi étancher votre soif de lecture, en particulier les 20 numéros parus de Transdisciplinay Encounters (3), la revue électronique du CIRET. Transdiciplinarité, noosphère et ontologique de Lupasco... C'est dense. Pas du tout de bandes dessinées... et rien sur les fameux théorèmes poétiques.

Un peu plus loin sur le web, vous risquez bien de buter sur Jean Staune qui parle du théorème de Gödel comme du premier théorème poétique. Si vous voyez un peu où se situe le personnage (j'entends : celui de Jean Staune), et si vous êtes (toujours comme moi) un athée attaché à la pensée rationnelle, vous commencerez à douter d'être sur une bonne piste, et la lecture du texte ne vous rassurera pas !
Il n’est pas nécessaire de comprendre les équations de Gödel pour comprendre le théorème. On peut même les connaître parfaitement et n’avoir rien compris. Car comme certains mantras dont la répétition conduit à l’éveil, il faut vivre avec le théorème de Gödel, le méditer, jusqu’à ce que vous envahissent la beauté, l’évidence, la lumière, la douceur dont il est porteur. C’est le premier théorème de mathématiques qui ne peut être compris qu’avec le cœur, le premier "théorème poétique". (2)
Et puis pour finir, vous finirez probablement par découvrir une très longue page web pleine d'extraits du livre de Basarab Nicolescu... Là, vous comprendrez que le livre n'est pas consacré à, mais constitué de « théorèmes poétiques », lesquels ressemblent diablement à une collection d'aphorismes spiritualo-scientifico-mystiques à la Jean Staune, Bernard d'Espagnat et consorts. Exemple : 
Les poètes sont les chercheurs quantiques du tiers secrètement inclus. La rigueur de l'esprit poétique est infiniment plus grande que la rigueur de l'esprit mathématique. Il serait plus juste d'appeler " science exacte " la recherche du tiers secrètement inclus et " science humaine " la mathématique. (3)
Tiens, ça m'inspire à moi aussi un petit aphorisme : 
Prenez une idée triviale. Inversez les termes pour lui faire dire exactement le contraire de ce qu'elle dit au départ. Vous obtiendrez à peu de frais un effet de profondeur assez convaincant...
 Allez, un autre « théorème poétique » :
La manie moderne de chercher toujours la caution de la science est une manie perverse. Car la méthodologie de la science lui impose des limites infranchissables.(3)
Tout à fait d'accord avec la seconde phrase, mais la première est franchement comique chez un auteur qui explique à longueur de pages comment la physique quantique et le théorème de Gödel (the usual suspects !) invalident le principe de causalité et la pensée rationnelle (qu'il appelle la petite raison, r minuscule) et obligent à se tourner vers une mystérieuse spiritualité : la grande Raison, R majuscule. Arrivé à ce stade vous serez bien obligé de vous avouer à vous même qu'un joli oxymore n'est pas forcément le gage d'une idée très originale...

Mais vous n'aurez pas tout perdu car, nichées au milieu des exaltations métaphysiques et transdisciplinaires, vous trouverez quelques belles images avec lesquelles même l'athée le plus intransigeant peut se sentir en accord...
Avancer avec joie et sagesse comme un funambule sur le fil du rationnel tendu au milieu de l'infini océan de l'irrationnel. D'ailleurs, y a-t-il un milieu de l'infini ? (3)

1.3.10

142 - Vacances de pluie

La mode, au mois d'avril, est aux vacances de pluie, comme en hiver aux vacances de soleil, en été aux vacances de neige. On choisira un gîte en harmonie avec le charme monotone des longues averses, cher à la comtesse de Noailles. Par exemple une cave de banlieue. Avec une vue sur un terrain vague, par un soupirail grillagé. Près d'une usine. On y goûtera une paix profonde. On fera des lectures apaisantes, telles que celle des horaires de la SNCF. On jouira du fantastique et de la température des caves. Peut-être même, avec un peu de chance, un homme se pendra-t-il au dessus du soupirail. On pourra voir ses jambes balancées par le vent avec un pantalon pied-de-poule sur ses bottes noires. On sera pris de grandes exaltations, peut-être même de ces crises nerveuses que les médecins appellent "mal des spéléologues", car il arrive qu'un séjour dans les cavernes intoxique comme le chanvre indien. On reviendra affamé de la vie.
Que demander de plus à de modestes vacances ? (1)

(1) Alexandre Vialatte - Chroniques de La Montagne - 26 mars 1963

22.2.10

141 - Quatrième blessure narcissique

Béatrice Levet est philosophe et, à l'occasion de la parution du livre de Nicolas Werth sur la terreur stalinienne (1), elle s'interroge sur la curieuse asymétrie du devoir de mémoire envers les victimes des totalitarismes du siècle dernier : pourquoi les millions de victimes du stalinisme n'ont-elles pas le même statut dans la mémoire collective que les millions de victimes du nazisme ?
Pourquoi cette asymétrie ? Pourquoi cette déplorable et cruelle réticence à méditer la défaite du communisme? Peut-on tout à la fois se prétendre antitotalitaire, comme s’en flatte notre époque, et rechigner non seulement à penser le communisme réel mais à le condamner avec la même énergie que le nazisme ? (2)
A cette question, Béatrice Levet apporte plusieurs réponses, mais elle en développe une en particulier qui met en jeu la quatrième blessure narcissique infligée à l'Humanité. Là, le lecteur attentif aura compris que le genre humain a donc déjà subi  auparavant 3 blessures narcissiques... Et il se sera peut-être demandé : lesquelles ? Eh bien sache, impatient lecteur, que c'est Sigmund Freud qui a pointé les 3 premières dans son Introduction à la psychanalyse.   

La science, expliquait-t-il, a déjà infligé à l'Humanité deux blessures narcissiques. La première remonte au XVIème siècle, lorsque Copernic (entre autres) a mis fin à la vieille conception géocentrique de l'Univers, lequel décidement, ne tournait pas autour de notre petit personne... La seconde, 3 siècles plus tard, est l'œuvre de Charles Darwin qui a montré que l'espèce humaine n'avait aucune raison de revendiquer une place particulière dans le règne animal ou dans l'arbre du vivant. Et la troisième ? Eh bien la troisième, Sigmund y travaille activement au moment même où il écrit ces lignes...
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de ren­seignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. (3)
Fin du flash-back. Selon Béatrice Levet, la quatrième blessure narcissique nous est infligée par l'effondrement de l'utopie communiste, utopie qui - on le sent bien - est la mère de toutes les utopies politiques globales et les entraîne avec elle dans sa chute. L'idée qu'on puisse mettre à bas l'ancien monde et en reconstruire un nouveau, radicalement neuf, entièrement basé sur la Raison, et fondamentalement meilleur, cette idée a vécu. Bref, c'en est fini de la conception prométhéenne ou messianique qui fait de l’homme le bâtisseur du royaume du Bien. C’est en ce sens que l’on peut dire avec Georges Steiner que « la défaite du communisme est une grande défaite de l’humanité. » Ou alors avec François Furet : Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. (4)

Sale histoire pour les utopistes, radicaux et autres adeptes d'un ordre nouveau...  Sans être tout à fait sûr d'adhérer de bonne grâce à cette vision  un peu désenchantée, je dois bien reconnaître que les transformateurs en bloc du genre humain n'ont pas amené à des périodes de l'histoire très riantes, tandis que les améliorateurs à la petite semaine et autres réformistes ont remporté quelques succès et rendu le monde (localement) un peu plus vivable...

Mais attention ! La chute de l'utopie communiste constitue-t-elle vraiment LA quatrième blessure narcissique ? Car Béatrice Levet n'a pas l'exclusivité, bien au contraire ! Il existe même des dizaines de candidats à ce titre envié... Ici, c'est le marché, là le système nerveux (?) Pour certains, c'est la mondialisation, pour d'autres c'est Internet (ça mange pas de pain et ça fait moderne... encore pour une ou deux décennies !)... Plus orientée philosophie, cette bonne vieille  mort de Dieu pourrait tout aussi bien faire l'affaire ! A moins qu'on lui préfère, pour rester dans le champ des sciences et techniques, la dissolution des frontières entre l'Homme et la machine, qui me semble un candidat assez plausible...

Bref, côté blessures, il n'y a que l'embarras du choix, et ce n'est sans doute pas fini ! Allez, dépêchons-nous d'en choisir une quatrième, qu'on puisse commencer à rechercher activement la n°5...


(1) Nicolas Werth - L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938
(2) Bérénice Levet - La grande nuit stalinienne - Causeur.fr
(3) Sigmund Freud - Introduction à la psychanalyse
(4) François Furet - Le passé d'une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle

15.2.10

140 - Biais centriste

Il semble que ce soit le Time de novembre dernier qui ait mis un nom sur cette idée : le biais centriste (moderate bias) aurait pour résultat de faire préférer aux commentateurs (et aux journalistes en particulier) une position intermédiaire entre progressisme et conservatisme, centriste donc, et surtout de leur faire considérer cette position comme une absence de position.

Centrism is a political position too. And you see moderate bias — i.e., a preference for centrism — whenever a news outlet assumes that the truth must be "somewhere in the middle." You see it whenever an organization decides that "balance" requires equal weight for an opposing position, however specious: "Some, however, believe global warming is a myth."
Often, moderate bias is just the result of caution, but the effect is to bolster centrist political positions — not least by implying that they are not political positions at all but occupy a happy medium between the nutjobs. Meanwhile, conservatives see moderate bias as liberal, and liberals see it as conservative — letting journalists conclude that it's not bias at all. (1)
Pas sur que le biais centriste ait tout à fait la même puissance dans notre vie politique française, où la modération vend moins, surtout à gauche ! Si, par exemple, vous êtes un dirigeant socialiste, méfiez-vous : si vous y cédez, le biais centriste a toutes les chances de vous renvoyer à la maison !

Mais si l'article du Time concernait spécifiquement la politique, et la politique américaine qui plus est, les bloggers Tom Roud et Thimotée relèvent le même phénomène au niveau de la médiation scientifique, où il est à la fois absurde et dangereux :
 Ne pas prendre position entre deux points de vue, c’est prendre indirectement position en mettant sur le même plan les deux discours exposés et donc en légitimant le discours plus “minoritaire”. Ce qui est tout à fait acceptable en politique devient particulièrement gênant quand il s’agit de sciences, où il y a clairement des opinions beaucoup, beaucoup plus fausses que d’autres… (2)
 Et oui : en sciences le biais centriste n'a pas pour résultat  non pas de favoriser une position  « centriste » qui reste  à inventer mais de crédibiliser des positions disons... hétérodoxes. On se heurte là à toute l'ambiguité du débat public sur les sciences  : laisser les opnions hétérodoxes s'exprimer, c'est très bien. Mais la question c'est : où ? Il ne faut pas confondre débat scientifique (dont la place est dans les revues, forums spécialisés, et autres colloques) et débat public.

Le modèle démocratique, qui considère que chaque citoyen peut (et doit !) se faire une opinion personnelle sur le fonctionnement de la Cité, ne marche pas en sciences ! Jusqu'à preuve du contraire, on ne vote pas les lois de la Nature, et si le compromis est nécessaire en politique il n'a simplement pas de sens en sciences. Remettre en cause l'autorité c'est bien. Encore faut-il le faire avec des outils adaptés ! Désolé pour le débat d'idées que j'aime aussi, mais remettre en cause le réchauffement climatique en se basant sur la météo du Parisien d'hier, ça me semble un tout petit peu présomptueux...


Voir aussi : Flying Spaghetti Monster

(1) Time - Polarized News? The Media's Moderate Bias
(2) Blog Darwin 2009 - Petit précis de scepticisme

8.2.10

139 - Entropologie

A l'avant-dernière page de Tristes Tropiques, il y a un néologisme que je trouve particulièrement saisissant. On vient de passer 500 pages avec Lévi-Strauss, à découvrir  les mœurs et les structures sociales des  indiens du Brésil, qu'il a été l'un des premiers à étudier dans les années 30, à un moment où existaient encore quelques sociétés quasi vierges de contact avec l'homme blanc...

On le voit recueillir avec émotion les dernières bribes d'une culture mourante, celle des Tupi-Kawahib dont il ne semble subsister qu'un groupement familial de moins de 20 personnes au moment où il les rencontre. Tout au long du livre, il paraît défendre assez farouchement l'idée que ces cultures sont importantes, et que cette diversité culturelle fait sens.

Dans mon souvenir, c'était à ça que correspondait l'idée d'écrire entropologie plutôt qu'anthropologie :  à cette impression d'être en train de récolter les dernières bribes de constructions sociales, mythologiques et culturelles en train de se déconstruire, de se dissoudre, du fait de la mondialisation déjà bien entamée dans les années 30, dans le grand récit imposé par l'Occident.

En relisant la fin du livre, je me rends compte qu'il y est surtout question des religions, qu'il soumet à une sorte d'étude comparative :
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l'au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l'Islam ; et il est frappant de noter que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d'un recul. (1)
Pas très aimable pour l'Islam qui lui rappelle trop la culture d'où il vient (l'Islam, dit-il, c'est l'Occident de l'Orient)... Le bouddhisme, par contre, semble le fasciner littéralement par sa radicalité :
Il n'y a pas d'au-delà pour le bouddhisme ; tout s'y réduit à une critique radicale, comme l'Humanité de devait plus jamais s'en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens de choses et des êtres. (1)
 Et c'est dans ce cadre là qu'il faut comprendre ce terme d'entropologie... Pas comme un réflexion amère sur la disparition plus ou moins résistible des sociétés premières (comme on dit maintenant) mais comme une idée bien plus générale...
Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire « entropologie », le nom d'une discipline vouée à étudier dans ces manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. (2)
Ce tableau très paradoxal concerne donc la culture humaine dans son ensemble, une culture qui, plutôt que des formes organisées, génère au contraire de l'entropie et de la non-différenciation (Lévi-Strauss dit : de l'inerte ). C'est troublant parce qu'il a parfaitement raison du point de vue de la théorie de l'information (toute communication fait augmenter l'entropie du système) mais que l'appliquer aux échanges culturels paraît assez déprimant, au moins au premier abord : la communication ainsi envisagée devient un processus destructif ! Parler, c'est tendre vers l'inerte... Dure leçon pour un savant qui se voit ainsi contraint d'accepter, comme le sage bouddhiste, l'exclusion mutuelle de l'être et du connaître !

A ce stade, le lecteur a bien besoin d'un petit remontant et Lévi-Strauss doit le sentir, qui lui offre en guise de bouquet final une phrase particulièrement longue et complexe, qui s'achève sur une note presque gaie. La phrase fait presque une page. Je vous en livre un condensé un peu brutal, qui ne dispense pas de la lecture de l'original, mais en donne une idée : l'unique faveur que sache mériter l'homme, quels que soient les croyances, le régime politique et le niveau de civilisation de la société à laquelle il appartient, c'est se déprendre, et ça consiste en saisir l'essence de ce que nous fûmes et continuons d'être en deçà de la pensée et au-delà de la société, dans la contemplation d'un minéral, le parfum d'un lys ou encore dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. (3)


(1) - Claude Lévi-Strauss - Tristes tropiques - Terre humaine/Poche  p.389
(2) - ibid. - p.496
(3) - ibid. - p.497

1.2.10

138 - Appareil apatride

Il y a un gros mot dans la présentation video qu'oncle Google a mis en ligne à propos de son futur système d'exploitation. Il s'excuse aussitôt de l'avoir employé, certes, mais quand même : il est là.
If everything is stored on the internet, then your phone, your computer, all of these devices, are what people call "stateless". Which is kind of a big word, so maybe just remember this : Chrome is a totally rethought web brower, but Chrome OS is a totally rethought computer that let you stop worrying about your computer so you can focus on the internet. (1)
Amusant comme l'oncle Google prend d'abord le risque de parler à ses clients comme à des adultes... avant de battre en retraite sur l'air de Don't worry, be happy ! Officiellement, stateless se traduit apatride. Si c'est un gros mot pour oncle Google, ce n'est pas tant à cause de l'identité nationale que parce qu'il renvoie à des idées profondément enfouies au sein même de techniques informatiques qui nous semblent neutres... Mais n'ayons pas peur des gros mots ! 
Stateful and stateless are adjectives that describe whether a computer or computer program is designed to note and remember one or more preceding events in a given sequence of interactions with a user, another computer or program, a device, or other outside element. Stateful means the computer or program keeps track of the state of interaction, usually by setting values in a storage field designated for that purpose. Stateless means there is no record of previous interactions and each interaction request has to be handled based entirely on information that comes with it. (2)
Bon. Vous êtes chez vous en train d'écrire un texte sur le dinateur. Vous manipulez un fichier informatique avec l'aide d'un système complètement stateful. L'ensemble constitué par le dinateur et le programme sait des tas de choses : d'abord que vous avez le droit de modifier le fichier, que quand vous tapez un "a", il est de bon ton d'ajouter un "a" à la position (auparavant mémorisée) du curseur, que "dinateur" n'est pas français, etc... Bref, toute l'intelligence est du côté de l'appareil. Les données constituent une matière brute, évidemment sans mémoire, qui ne fait sens que grâce au contexte fourni par l'appareil. C'est tellement évident que ça semble tomber sous le sens : d'un côté l'ordinateur (stateful device), de l'autre les données brutes et bêtes (stateless data).

Mais cette dichotomie s'applique aussi au niveau supérieur : internet est construit sur un mélange de protocoles stateful et stateless. Le FTP, par exemple, est stateful. C'est à dire qu'il fonctionne comme une conversation téléphonique entre un serveur et un client : le serveur répond à chaque requête en fonction de l'identité du client et du contenu passé de la conversation. Le HTTP du web, par contre, est stateless, c'est à dire qu'il ne veut pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez dit avant : HTTP est un malade d'Alzheimer et traite chaque requête comme un commencement absolu. Comme si vous deviez rappeler votre nom au début de chaque phrase pour avoir une conversation un peu suivie...

Maintenant, imaginez une machine qui ne puisse communiquer avec des données qu'à travers un protocole de type HTTP... Ah ! Voilà donc notre stateless device... Qu'en faire ? Qu'est-ce que ça change ? D'un côté, on serait tenté de répondre : pas grand chose. On continue de faire les mêmes choses, à part que les données sont « sur Internet » au lieu d'être « sur la machine ».  Finies les données perdues ou inaccessibles parce qu'elles ne sont pas sur le bon ordinateur ! D'ailleurs, moi qui vous parle, j'utilise Google docs à peu près tous les jours...

Mais est-ce que le changement est aussi transparent qu'il en a l'air ? Pas sûr. Car si je peux accéder à mes données au travers d'un appareil sans état, d'un « appareil apatride », c'est bien parce que le document, lui, a changé de statut : il n'est plus apatride mais citoyen du monde ! Il existe potentiellement au vu et au su de tous, et possède - potentiellement, toujours - une histoire écrite, comme un article de wikipedia. Au lieu de manipuler des données brutes dans le temps d'un processus créatif intime, l'auteur externalise cette  conversation avec lui-même, et s'inscrit dans un processus où il n'est plus seul maître à bord. Vis à vis du texte, il passe du statut de propriétaire à celui, plus pratique et plus soft, de détenteur d'un droit d'accès... Droit qu'il peut d'ailleurs partager avec qui bon lui semble !

Cette liberté nouvelle se paye. Car que devient le petit bout de texte d'autrefois, écrit à mon seul usage, et que je pouvais annihiler d'un clic ? Où est passée cette extension de cerveau que je pouvais poser là, et replier à volonté ? Et que devient la possibilité de disparaître ? De tout brûler, comme Kafka a voulu le faire ?  Effacer complètement le moindre bout de texte est devenu un exercice où il n'est plus besoin d'être Kafka pour échouer... La plus piteuse idée a aujourd'hui toutes les chances de survivre à son auteur !

Et chaque mauvaise idée, chaque remords, chaque hésitation devient virtuellement aussi facile d'accès que l'état final du document... D'ailleurs la notion d'état final a-t-elle encore un sens quand la rectification est aussi facile et aussi immédiate ? Du temps du papier, l'imprimeur forçait à arrêter un état du texte. Du temps de l'informatique, il restait des numéros de version correspondant à l'envoi d'un texte qui allait être recopié ailleurs, sur un autre appareil, et ne plus changer. Mais si je donne un lien vers un document en ligne ?

Le terme même de « document » devient quelque peu discutable... Et que dire de l'auteur face à ce document survitaminé, qui commence à lui échapper ?  Faudra-t-il-il parler d'auteur apatride ?


(1)  What is Google Chrome OS ?
(2) Whatis?com  - Stateless

25.1.10

137 - Trans-parents

Comment expliquer l'impudeur des jeunes internautes qui étalent  photos  personnelles,  listes d'« amis » et propos plus ou moins intimes sur les réseaux sociaux ? Jean-Marc Manach reformule la question ainsi :
Et si, a contrario, ils ne faisaient qu'appliquer à l'internet ce que leurs grands-parents ont conquis, en terme de libertés, dans la société ? (1)
Et à l'appui de cette idée, il cite Josh Freed, éditorialiste à la Montreal Gazette qui, dans la lignée du transsexuel et de la trans-avant-garde, invente le trans-parent   :
D'un côté, nous avons la "génération des parents", de l'autre, la "génération des transparents" : l’une cherche à protéger sa vie privée de manière quasi-obsessionnelle, l’autre sait à peine ce qu’est la “vie privée“.

La génération des transparents a passé toute sa vie sur scène, depuis que leurs embryons ont été filmés par une échographie alors qu’ils n’avaient que huit semaines… de gestation. Ils adorent partager leurs expériences avec la planète entière sur MySpace, Facebook ou Twitter et pour eux, Big Brother est un reality show. (2)
Et c'est vrai que la paranoïa de ma génération à moi quant à sa vie privée traîne avec elle un parfum de guerre froide... A l'exception de nos amis chinois, quel gouvernement a encore le temps et les moyens de surveiller nos petites opinions politiques ? La NSA a déjà bien du mal avec les islamistes radicaux, je ne suis pas sûr qu'elle traque très efficacement les sympathisants de Jean-Luc Mélenchon. Et puis il faut bien admettre que la place des propos subversifs dans les échanges électroniques entre ados est sans doute homéopathique...
Generation Transparent loves publicity and spends its days on sites like Twitter, sending their friends brief "tweet" messages about what they're doing as they do it.
- Hi. I'm out buying tofu (see attached photo). Where r u?
- Cool! I'm buying yogurt right down the aisle from u -- I'm in the photo u just took.
- Oh yeah! Cool -- Wave, wave. Kiss, Kiss. :-)
- OK, bye for now. Let's tweet again when we're at the cash. (2)

En fait la seule véritable atteinte à sa vie privée qu'un ado a toutes les chances de ressentir en vrai, c'est celle de ses parents ! Et cette surveillance là n a rien de fantasmatique : elle est bien réelle et a sans doute plutôt tendance à se renforcer à notre époque sécuritaire et adepte du principe précaution... Il n'est qu'à voir la masse  de discours développé autour du thème pédophilie et internet pour s'en faire une idée ! Ou bien de lire cette histoire hallucinante arrivée à Greensburg (Pennsylvanie) où 3 adolescentes sont jugées pour child pornography parce qu'elles ont envoyé des photos... d'elles à leurs petits amis ! Un coup à faire passer nos amis chinois pour de gentils amateurs...

Les ados - c'est pas nouveau ! - ont besoin d'échapper au regard des adultes. Les espaces interstitiels que leurs parents trouvaient encore dans le monde réel, dans les cafés, les squares ou les cinémas de l'ère rock'n'roll, les trans-parents y accèdent au travers des technologies de communication. Ils n'ont pas très peur de la NSA, mais ils préfèrent sans doute que leurs parents ne voient pas toutes leurs photos et ne lisent pas toute leur prose. Et pour peu qu'on ait des parents pas trop calés en ordinateur, lettres et prose sont finalement plus à l'abri sur Facebook que dans le tiroir de sa chambre !


(1) - InternetActu - Vie privée : le point de vue des “petits cons”
(2) -  Josh Freed - Next up: Google Anatomy and Google Ogle